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LUC MAILLARD
COACH DES BOSQUETS
Si typique de l’Arc jurassien qu’il en définit quasiment l’identité, le pâturage boisé trouve sa plus belle expression dans les forêts des Franches-Montagnes. Où il a aussi son défenseur le plus éloquent.
Ce serait une forêt, si ces petits congrès épars d’épicéas et de sapins blancs enjambaient les quelques mètres de pré gras et fleuri qui les séparent. Ce qu’ils semblent faire par endroits, se blottissant les uns contre les autres et formant le rang en une impeccable ligne dentelée vert sombre. Mais quelques mètres plus loin, les conifères s’isolent à nouveau – et font place ici à trois vaches, là à une jument et son poulain. La prairie cède-t-elle à la forêt, ou est-ce la forêt qui se fait manger par le pâquis? Tous les deux – et ni l’un ni l’autre: on est ici dans un pâturage boisé caractéristique de l’Arc jurassien, un milieu où se rencontrent et s’équilibrent deux écotopes en une valse biologique dont chaque pas résonne sur une décennie. Et dont Luc Maillard décrypte la subtile harmonie depuis près d’un demi-siècle.
Aujourd’hui, l’ancien garde-forestier de ce coin des Franches-Montagnes qui l’a vu naître n’a plus à veiller sur la destinée de son paysage archétypique. À la retraite depuis trois ans, ce petit homme vif, mince et robuste, dont le visage sérieux s’éclaire fréquemment d’un sourire malicieux, regarde désormais «ses» forêts et «ses» pâturages boisés comme un père contemple ses enfants devenus adultes depuis peu: avec une fierté mêlée d’un brin de nostalgie. Celui qui s’est fait une réputation (méritée) de promoteur vigoureux et sagace de ces milieux forestiers n’en continue pas moins de s’y aventurer. Seul ou en y emmenant quelques visiteurs, petits ou grands, qu’il fait volontiers profiter de l’acuité de son regard et de ses connaissances sylvicoles.
«Il y a tant de diversité de formes, de groupements et d’essences dans un pâturage boisé! C’est aussi pour cela qu’on s’y sent si bien, qu’on y respire si librement.»
LUC MAILLARD
«UNE MAGNIFIQUE CATHÉDRALE»
C’est ainsi que nous le suivons à La Sagne-au-Droz, à deux pas des Genevez: un pâturage boisé de belle taille, qui ne révèle ses dimensions que lorsqu’on s’enfonce de quelques centaines de mètres sur un chemin caillouteux. On laisse alors derrière soi la classique dichotomie forêt/pâture pour se trouver bientôt au milieu de ces bosquets de résineux, parfois flanqués d’un feuillu, où les arbres les plus athlétiques semblent veiller sur les plus émaciés ou les plus courts.
«C’est une magnifique cathédrale, avec du gros, du jeune, du moyen», commente notre guide. Il n’y a rien d’uniforme ni de rectiligne… C’est le pâturage boisé par excellence, même s’il peut sembler trop boisé aux yeux de certains agriculteurs.»
De fait, ce paysage qu’on dirait né avec le calcaire affleurant par endroits est en réalité le produit d’un millénaire de double activité agricole. C’est au Moyen Âge que les premiers colons de ces terres situées entre 900 et 1400 m d’altitude en moyenne commencèrent à défricher les très denses forêts qui les recouvraient, histoire de faire place au bétail – et tirant au passage un profit substantiel du bois coupé, ressource alors extrêmement précieuse. Au fil des décennies s’instaura ainsi une nouvelle harmonie paysagère entre les surfaces défrichées, les plus favorables à la pâture, et les zones boisées.
Cette dynamique nécessairement lente et complexe, où les longues périodes de croissance des arbres se corrèlent avec les besoins des exploitants des forêts et ceux, plus immédiats, des propriétaires de bétail, Luc Maillard l’a vue à l’œuvre durant quarante-cinq ans. Une bonne partie de ses tâches a même été de s’assurer de sa pérennité, sur le terrain, mais aussi en l’expliquant inlassablement à tous les acteurs impliqués – agriculteurs, forestiers, collectivités, propriétaires, conseils communaux – et au public.
Un rôle écrit pour lui? Enfant, il ne se voyait pas faire sa vie en forêt, en dépit d’une lourde ascendance: un père, un grand-père et un arrière-grand-père gardes-forestiers; on aurait pu croire que sa voie était tracée! Mais après une scolarité un peu trébuchante qui l’a vu s’ennuyer en internat, ce sixième d’une famille de huit enfants s’est d’abord dirigé vers un apprentissage de cuisinier à Lausanne.
Entre ruminants et conifères, l’amour vache
La chute des revenus de l’industrie laitière et la diminution de la présence du bétail n’ont pas été sans effet sur les pâturages boisés. «La pression des ruminants s’est allégée dans certaines zones, mais accrue dans d’autres, évalue le garde-forestier. Le plan de gestion intégré permet précisément d’ajuster la gestion au contexte avec un degré élevé de finesse.» Car si le biotope maintient sans trop de mal ses mouvantes limites internes, à l’échelle des individus, les choses en viennent fréquemment aux mains, ou plutôt aux dents… et aux aiguilles. Friands de jeunes pousses (surtout celles du sapin blanc, plus tendres), vaches et chevaux ne leur laisseraient pas une seule chance si le garde-forestier n’était pas là pour les défendre, au besoin en les entourant d’une clôture.
VOCATION TARDIVE
Où tout se passa bien dans un premier temps, du moins en tenant compte des standards de l’époque quant à la dureté du travail en cuisine («je tombais très souvent dans les pommes»). Jusqu’à ce que le gamin, en pension chez un couple âgé, reçoive de ses parents un paquet… et fonde en larmes en l’ouvrant. «C’était un petit sapin, comme on avait coutume de s’en envoyer pour Noël. Ça a été comme un déclic. Le lendemain, j’ai téléphoné à mon père et lui ai soumis un ultimatum: soit je rentrais pour commencer un apprentissage de garde-forestier, soit je m’engageais sur un bateau!»
La suite fait partie de sa carrière – il la raconte volontiers. Mais si le sapin déballé a été sa madeleine de Proust, son enfance a sans aucun doute été le terreau dans lequel a germé sa vocation. Luc Maillard a poussé comme un sapin: en apprenant à partager les ressources avec les autres jeunes pousses de la famille, dans des repas familiaux où tout était compté au plus serré – et aussi en faisant l’expérience du déracinement lorsqu’il s’est retrouvé si loin de son biotope.
Mais revenons à ce qui a ensuite été son quotidien, dès l’heure où, garde-forestier fraîchement diplômé, le jeune homme a été engagé pour s’occuper des pâturages boisés et des forêts des communes de Lajoux, des Genevez et de Montfaucon. «La fonction implique de soigner les jeunes pousses, surveiller la santé des arbres et les atteintes des insectes, préparer les surfaces à éclaircir ou à dégager, cuber (évaluer le volume de bois, ndlr) et préparer le bois pour la vente aux scieries, sans parler des tâches administratives ou de police forestière», énumère-t-il. Et comme il le souligne, «une forêt, ce n’est pas un champ de patates! Entre la décision que l’on prend sur un arbre (le favoriser ou au contraire le couper) et son résultat final peuvent s’écouler 100, voire 150 ans. Il faut donc se projeter sur le long terme! C’est un exercice difficile, que je n’ai pu appréhender qu’après plusieurs années de métier, au prix de quelques erreurs… riches d’enseignements.»
Un exercice d’observation avant tout. L’été, en particulier, l’homme s’astreignait à passer de longues heures à sillonner les pâturages boisés de son triage, carnet en main et nez en l’air. Des «tournées» qu’il ne cache pas avoir adorées, pour leur solitude contemplative et parce que son œil de plus en plus professionnel apprenait à lire la forêt comme un livre. «Pourquoi, à tel endroit, un coup de vent a-t-il fait tomber tel arbre alors que son voisin est resté intact? Pourquoi les ronces étouffent-elles cet épicéa, mais se désintéressent-elles de ce hêtre? Et surtout, où va-t-on favoriser le rajeunissement naturel du bois, et où va-t-on plutôt y replanter de petits arbres?»
S’il prend aujourd’hui toujours autant de plaisir à repérer les sapins à la peine, les épicéas de forme spéciale, les couples ou ménages à trois en symbiose évidente, les jeunes individus prometteurs ou au contraire condamnés à courte échéance, l’observation ne se couple plus à aucune décision à prendre. Lorsqu’il était chargé de la vie en ces lieux, celle-ci différait en fonction du milieu, ouvert ou fermé. «J’avais coutume de dire que je changeais de casquette en passant de la forêt au pâturage boisé», dit-il en souriant.
la tactique de la toupie
Les petits épicéas ont trouvé d’eux-mêmes la parade, en prenant une forme caractéristique de toupie, large et dense à la base et dépourvue de cime. Une cuirasse naturelle sous laquelle l’arbre peut grandir sans risque d’être étêté, jusqu’à ce qu’il ait atteint une taille lui permettant d’échapper aux gourmands. «L’arbre reprend alors une forme normale. Il a mis plus de temps à se développer, mais cela sera sans conséquence à long terme», précise Luc Maillard.
UNE GESTION DIFFÉRENCIÉE
Car au-delà d’un socle commun – assurer la croissance en pleine santé des arbres, les plus âgés devant prendre de la hauteur et de la force sans prétériter la jeune génération – les objectifs diffèrent entre forêts fermées et pâturages boisés. Les premières répondent à des impératifs de productivité, même si leur rentabilité s’est fortement étiolée durant les dernières décennies; les zones boisées des pâturages, en revanche, ont quasiment perdu toute leur valeur économique… à mesure que croissait leur importance paysagère et écologique.
«Sur un pâturage boisé, le garde- forestier ne recourt pas à la même logique lorsqu’il procède au martelage, c’est-à-dire qu’il désigne les zones ou les arbres à couper, explique-t-il. Il ne s’agit pas de faire de la place pour augmenter la qualité d’un arbre qui finira en menuiserie, mais plutôt d’assurer la santé globale des bosquets. Cela demande plus de finesse. On ne peut pas se montrer aussi radical, et il faut aussi prêter attention à la beauté d’un individu en particulier, à son caractère emblématique… Marteler un sapin tricentenaire comme il y en a quelques-uns ici serait un non-sens, tant que l’arbre est en bonne santé.» Évidemment, la vocation du pâturage boisé à servir de restaurant à ruminants n’est pas sans conséquence. «Si la charge en bétail est très lourde, un jeune épicéa, ou même un petit sapin, n’a aucune chance d’atteindre spontanément l’âge adulte. Il y a cinquante ans, les agriculteurs tenaient plus naturellement compte des chances à accorder à la forêt dans cette cohabitation, le bois ayant un certain rapport. Aujourd’hui, les deux secteurs se sont éloignés l’un de l’autre.»
Pendant sa longue carrière, le garde- forestier a très souvent dû convaincre les paysans de l’intérêt à maintenir la vigueur de certains îlots, voire à en replanter ici ou là. En s’appuyant sur l’outil développé à cet effet: le plan d’aménagement. Révisé généralement tous les dix ans, il donnait des directives très générales sur les travaux à effectuer dans les pâturages boisés. Certaines communes et certains propriétaires ont choisi un autre outil, plus moderne, afin de mieux cerner tous les paramètres entrant dans la gestion de ce patrimoine: le plan de gestion intégré. Cette planification minutieuse du pâturage boisé est établie de façon à concilier les intérêts des uns et des autres: agriculteurs, forestiers, instances touristiques, usagers des sites en tant que zones de loisirs – une vocation qui a pris de plus en plus d’importance alors que la présence du bétail, globalement, y a diminué.
la nature, une voix au chapitre dans la gestion forestière
Dans sa fonction de curateur de ces lieux, Luc Maillard a pu compter sur un entregent aussi développé que son expérience et ses compétences techniques sont vastes. Une propension au dialogue couplée au goût de convaincre l’ont servi lorsqu’il s’est opposé, parfois vigoureusement, à une vision purement productiviste et dirigiste de la gestion forestière, tentant de faire valoir les siennes, plus nuancées. «Durant les quinze dernières années de ma carrière, j’ai essayé de faire passer pour message que l’autonomie des cycles naturels est préférable à l’intervention humaine, pour peu qu’on soit patient. Imposer la décision de l’homme n’est pas toujours la meilleure chose à faire.»
L’ÉPICÉA FRAGILISÉ
Si les pâturages boisés restent aujourd’hui soumis à la pression d’une exploitation de plus en plus polarisée, aux acteurs de laquelle il faut sans cesse rappeler la valeur du compromis et de l’intérêt général, leur situation est néanmoins loin d’être catastrophique. «Les mesures de protection de la biodiversité, notamment, ont fait leur effet, acquiesce le garde-forestier. Mais on a parfois tendance à en faire un milieu par trop artificiel. On voit qu’à certains endroits, le boisement disparaît fortement, alors on intervient, on replante, sans voir que de très jeunes pousses sont peut-être déjà là! Or, il est dommage de remplacer les arbres épicéas natifs, bien adaptés à leur milieu et au bénéfice d’une bonne base génétique qui les fait longs et bien maintenus, par des individus élevés en pépinière, qui n’auront pas les mêmes qualités. Si on cherche à tout corriger et avoir sous contrôle, on se prive de cette belle hétérogénéité. Et en définitive, on perd de la biodiversité.»
Reste que la difficulté à établir et à faire perdurer cette dialectique écologique entre milieux n’est pas la seule que doivent affronter les pâturages boisés. «Avec le réchauffement climatique, l’épicéa, qui forme l’essentiel des pâturages boisés, risque de souffrir de stress hydrique et de dépérir, plus que le sapin blanc. L’explication est que ce dernier a des racines qui plongent profondément dans le sol et ont plus facilement accès aux réserves d’eau, alors que celles de l’épicéa, dites traçantes, rayonnent en surface. Il souffre donc plus rapidement du manque de précipitations.»
Le futur des pâturages boisés se joue-t-il sur deux espèces dont l’une a pour propension à servir de repas aux ruminants et l’autre à se dessécher sur pied? Faut-il se résoudre à accroître la part de feuillus dans le paysage, au risque d’en modifier irrémédiablement l’identité? «Une des solutions pourrait être d’introduire un nombre croissant de douglas (ou “sapin de Douglas”, un résineux originaire d’Amérique du Nord et dont quelques individus sont déjà présents dans le Jura, ndlr), répond Luc Maillard. Mais par petites touches, car il est vulnérable à une forme spécifique de rouille lorsqu’il est planté de façon trop dense.» Engagés dans leur lente et hésitante dialectique, les pâturages boisés n’ont sans doute pas fini d’enseigner la patience et l’humilité à ceux qui sont chargés de veiller aujourd’hui sur leur avenir.
TEXTE: BLAISE GUIGNARD – PHOTOS: GUY PERRENOUD