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LES CLÔTURES
Longtemps, on a pu traverser toutes les Franches-Montagnes au grand galop, haletant, dans un élan de liberté totale. Lorsqu’un mur de pierres sèches se présentait, il suffisait de le sauter. Et la folle course continuait.
Vaches et chevaux en estivage allaient eux aussi librement, de jour comme de nuit, en fonction du principe de libre parcours du bétail qui prévalait depuis des siècles sur les pâturages communaux. La vaine pâture les autorisait à lâcher leur bétail après les regains, dans les prés comme dans les forêts. Seuls les murs marquaient la limite entre terres cultivées et pâturages. Ils étaient érigés avec des fragments de roches calcaires ramassés alentours et entassés sans mortier. Depuis le début du XVIIIesiècle, pour limiter l’exploitation sylvicole, ils remplaçaient les clôtures en bois. Seuls les vergers et jardins entourant les fermes étaient clôturés. Haie vive, barrière en bois, à claire-voie, ou mur de pierres empêchaient bovins et chevaux de convoiter les récoltes.
Le paysage se divisait en univers distincts: le village, le clos, puis les pâturages et les forêts. La dolaîge (porte d’un enclos) marquait la frontière entre l’environnement rassurant que représentait le foyer ou le village et l’espace incertain des bêtes et des créatures fantastiques. Une dualité que les contes ne manquèrent pas d’exploiter. S’aventurer hors du clos, au-delà de la limite du tintement protecteur des cloches de l’église, c’était se risquer dans des lieux parfois dangereux, comme les grottes, les tourbières ou les étangs. C’était pénétrer dans un monde de mystères et de légendes. Craindre d’y rencontrer la vouivre, une sorcière ou un revenant.
Sans doute, cette grande place laissée à la nature, au sauvage, a-t-elle conditionné l’identité de la région et le caractère foncièrement indépendant de ses habitants.
Et puis, les clôtures sont arrivées.
Elles sont arrivées avec le progrès, le décloisonnement géographique, la vapeur et le moteur à explosion.
Elles sont arrivées de la Berne fédérale. On ne le leur a jamais vraiment pardonné.
Voilà pourquoi:
«Le 1er septembre 1956, à la nuit tombante, René Schwab conduit sur la route cantonale Saignelégier-Les Émibois, un camion lourd dont Jean Déjardin est le détenteur. Alors qu’il traverse le pâturage communal de Muriaux à une allure de 40km/h, un poulain appartenant à Robert Aubry surgit sur la chaussée au petit trot, environ 16 mètres devant le véhicule. Schwab, qui a enclenché ses feux de croisement pour ne pas éblouir des cyclistes arrivant en sens inverse, freine immédiatement. Il ne peut cependant éviter la collision. Projeté sur le bas-côté de la route, l’animal, gravement blessé, dut être abattu sur place. Le camion fut assez sérieusement endommagé.» (Jurisprudence 85 II 243 du Tribunal fédéral, 29 septembre 1959)
À qui la faute? Le Tribunal fédéral estima pour la première fois que les torts devaient être partagés entre le propriétaire du poulain, qui avait pour lui un droit immémorial, et le chauffeur du camion, qui n’avait commis aucune faute.
Stupeur.
En 1959, un arrêté fédéral fut promulgué, signant la fin de la libre pâture.
Dans les Franches-Montagnes, on s’indigna. En vain.
Délimiter tous les pâturages était impensable. Aujourd’hui, c’est un fait.
Et ce fut le début des clôtures et de leur armée de piquets.
Équarris ou tout juste dégrossis, ils sont comme les hommes qui les ont plantés: parfois bien droits, parfois de guingois. Il y en a des épais, des chétifs, des longs qui sortent du lot et des frêles que seul le fil fait tenir debout. Au nom de la qualité du paysage, on renonce aux bandes plastiques, blanches ou de couleurs vives. On reconnaît aux piquets en bois une valeur non négligeable. Elle est non seulement esthétique, mais également sonnante et trébuchante puisqu’elle est l’objet d’une rétribution financière pour les agriculteurs. Oh, pas grand-chose! Surtout de la paperasse! Mais quand même, on évite le poteau zingué, OK?
Taillés dans du sapin ou de l’épicéa, les piquets donnent, comme leurs cousins encore sur pied, un peu de verticalité à ces pâturages qui n’en comptent guère. Sans les clôtures, désormais, le décor semblerait comme nu. Leur alignement structure le paysage, lui donne un rythme, un point de fuite.
Peut-être même qu’elles rassurent, finalement, ces clôtures. Bien sagement, elles suivent le même cheminement que les murs, longent rails et routes, le plus souvent. Elles sécurisent les automobilistes bien sûr, et les conducteurs de locomotives des Chemins de fer du Jura également. Ils ne risquent plus guère de butter contre un ruminant. Elles apaisent tout un chacun aussi. Car elles sont comme la signature de la main de l’homme sur l’étendue vierge de la nature.
MARJORIE BORN