REPORTAGE
FROMAGE: L'AFFINAGE EST UN ART QUI SE CULTIVE
L’affinage des spécialités fromagères est déterminant pour former leurs saveurs. À l’enseigne de la maison Mauerhofer, deux passionnés que rien ne destinait à cette carrière se sont lancés corps et âme dans cet exercice, créant à force de patience et de précision des fromages de haut vol.
Chez Mauerhofer, on affine des fromages d’exception
En 2017, Michael Fankhauser et Curdin Janett ont fait renaître l’une de plus anciennes maisons de commerce de fromage du pays, à Berthoud (BE). Ils y proposent des exclusivités créées en collaboration avec des maîtres fromagers suisses, qu’ils affinent traditionnellement dans leur cave puis commercialisent dans tout le pays.
Leurs grands-pères étaient producteurs de lait, l’un dans l’Emmental, l’autre dans les Grisons. Michael Fankhauser et Curdin Janett ont pourtant choisi une toute autre voie en faisant carrière dans le marketing et la publicité, entre Genève et Zurich. C’est en 2017 que ces deux quinquagénaires retournent à leurs premières amours en redonnant vie à l’entreprise Mauerhofer, l’une des plus anciennes maisons de commerce de fromage du pays. Ils y proposent des spécialités suisses sélectionnées selon un cahier des charges exemplaire et qu’ils affinent dans le plus grand respect des traditions, en l’honneur de l’histoire séculaire de cette société bernoise.
L’ÂGE D’OR DU FROMAGE
Tout commence en 1770 dans l’Emmental. La famille Mauerhofer, spécialisée dans le tissage du lin, se lance dans la commercialisation de fromages de la région. Le succès est immédiat, et se confirme dans les années 1900. «À cette époque, le pays se met à importer du fourrage, ce qui permet de produire du lait en plaine tout au long de l’année, et plus uniquement en été dans les alpages. Ainsi, les rendements augmentent considérablement», raconte Michael Fankhauser, passionné d’histoire. Pendant la Première Guerre mondiale, les autorités soutiennent financièrement les producteurs, afin de stabiliser le prix de l’or blanc et de garantir l’approvisionnement de la population. On assiste alors à un véritable boom des exportations de Gruyère et d’Emmental, faisant rayonner le pays et son terroir bien au-delà des frontières. Dans la vallée de l’Emme, plusieurs grandes familles – alors surnommées les «barons du fromage» – s’enrichissent et de nombreuses petites structures fromagères de village voient le jour. «Ce commerce fut une mine d’or pendant plus d’un siècle, mais malheureusement, cela n’a pas duré», relate Curdin Janett. Au milieu du XXe siècle, de nombreux artisans s’expatrient aux États-Unis afin de fuir la pauvreté. Parallèlement, l’Union fromagère suisse arrête de subventionner la profession, ce qui a pour conséquence de faire disparaître les grandes sociétés familiales, dont Mauerhofer, en 1992. Mais qu’est-ce qui pousse ces deux entrepreneurs à la faire renaître plus de vingt ans après? «L’amour du fromage de qualité et du savoir-faire local», répond d’emblée Michael Fankhauser. C’est en travaillant outre-Atlantique que cet ancien directeur marketing d’une marque horlogère remarque la faible visibilité de ce produit à l’étranger. «La Suisse est connue pour ses montres et son chocolat, beaucoup moins pour son fromage. On trouve de l’Emmental dans de nombreux pays, mais il est généralement industriel et n’a rien à voir avec celui de nos montagnes. C’est dommage.» L’envie de conserver les fromageries de sa vallée natale le motive aussi. «Au fil des années, j’ai vu disparaître de nombreuses caves, construites pendant les belles années, qui devenaient des cabinets de dentistes ou des restaurants. J’ai eu envie d’agir et de mettre en lumière l’histoire de la région.» Curdin Janett, alors CEO de la plus grande agence de publicité de Suisse, caresse la même idée. «Je m’inquiétais de l’industrialisation massive de ce marché ainsi que de la forte pression sur les prix. Je craignais que ce phénomène ne fasse mourir les petits artisans et je souhaitais mettre le marketing au service de cette cause.» Guidés par les mêmes idéaux, les deux hommes, qui ne se connaissaient pas auparavant, se rencontrent et se mettent rapidement au travail.
«Nous nous inquiétons de l’industrialisation massive qui touche les fromages, et voulons mettre le marketing au service des produits artisanaux.»
DES ENGAGEMENTS STRICTS
Aujourd’hui, Michael Fankhauser et Curdin Janett vendent une sélection de fromages venus des quatre coins du pays et affinés par leurs soins, dont des spécialités expressément élaborées pour leur collection. Pour ce faire, le binôme a sillonné la Suisse à la rencontre des maîtres fromagers. Ces derniers doivent se conformer à des critères stricts, mais néanmoins essentiels: élevage respectueux des animaux leur garantissant des sorties régulières, alimentation constituée à 100% d’herbage et de foin, utilisation de lait cru frais provenant d’un rayon de 10 kilomètres au maximum, rémunération équitable des paysans, production artisanale naturelle et sans additifs. Et, bien sûr, une qualité gustative irréprochable validée par un panel d’experts. «Nous souhaitons également encourager la transformation du lait sur place, mettre en place une compensation équitable pour les paysans écologiquement responsables, ainsi que nous engager pour le maintien et l’exploitation des anciennes races suisses de bétail, telles que la vache grise des Grisons. On peut résumer notre credo en une phrase: nous voulons que nos fromages soient fabriqués comme il y a 100 ans», assurent-ils.
PRÉSERVER LE SAVOIR-FAIRE LOCAL
Mettre au point des spécialités jusqu’alors inédites sur le marché n’était pas une mince affaire. «Il a fallu convaincre les producteurs et effectuer de nombreux essais avant de commencer une fabrication à plus large échelle. C’est un travail prenant, mais passionnant» témoignent les deux hommes, qui adorent se rendre sur les fermes à la rencontre des exploitants. Actuellement, la maison Mauerhofer affine les produits d’une douzaine de fromageries qui se situent dans la région bernoise, au Tessin, dans les Grisons, au Toggenburg (SG) et dans les cantons de Vaud et de Fribourg. En seulement quelques années, plus de trente spécialités ont été mises au point. Parmi elles, le Gran Ticino, l’Original Simmentaler, le Fleur de montagne, le Camembrebis ou encore le Zigerklee (voir page 29). «Au XXe siècle, il y avait une homogénéisation du secteur car le Gruyère et l’Emmental, qui s’exportaient facilement, occupaient la quasi-totalité du marché. Aujourd’hui, nous encourageons la créativité des fromagers, afin de mettre en lumière les différentes régions de notre pays.» Désireux de revaloriser les métiers de la terre, ils ont décidé de payer l’équivalent de 1 franc par litre de lait aux fromagers, soit un tiers de plus que le prix de l’industrie. «C’est très avantageux pour les producteurs. Aujourd’hui, certains nous contactent même pour travailler avec nous. Nous sommes toujours en quête d’artisans novateurs pour mettre en place de nouvelles collaborations.»
MATURATION OPTIMALE
Quand ils ne se font pas livrer directement par les producteurs, Michael Fankhauser et Curdin Janett vont chercher les précieux fromages pour les entreposer à Berthoud (BE), où se trouve le siège de l’entreprise. «Cela peut être chaque semaine, chaque mois ou une fois par année, en fonction de la spécialité.» Des dizaines de meules reposent dans la cave de grès nichée en sous-sol du bâtiment, et plusieurs centaines dans un local situé quelques kilomètres plus loin. Vient alors l’une des étapes les plus importantes: l’affinage, qui fait la renommée de leur firme. Plusieurs fois par semaine, deux maîtres fromagers d’expérience prennent soin des meules, en les frottant – notamment, pour certaines, avec une saumure à base de vin suisse – et en les retournant régulièrement à la main, afin que la croûte se forme. Ainsi elles atteignent leur maturation optimale et développent des saveurs subtilement corsées. «Chez nous, les fromages mûrissent entre un et trois ans. C’est rarement le cas en Suisse, où ils n’ont souvent que quelques mois d’affinage, pour des questions de place et de main d’oeuvre. C’est là que nous nous démarquons», dit le duo, qui aime prêter main-forte à ses employés. «On découvre des choses tous les jours, c’est comme être un apprenti dans sa propre entreprise!»
EN RAYON OU EN LIVRAISON
La collection est disponible dans la totalité des magasins Globus du pays, dans quelques fromageries et épiceries, ainsi que sur la boutique en ligne de Mauerhofer, qui a connu un succès particulier durant la période de pandémie. Il est possible de souscrire à un abonnement – pour un prix de 40 francs par mois – afin de recevoir directement dans sa boîte aux lettres un assortiment de quatre ou cinq portions de 200 grammes de fromages de vache, chèvre, brebis ou buffle. Sur l’emballage est apposé le nom de la marque, mais aussi celui du maître fromager et la date de fabrication du produit. Juste à côté, le logo de la maison, qui représente une charrette tirée par un cheval. «C’est grâce à ce moyen de transport que les meules étaient transportées des caves jusqu’aux gares au XIXe siècle, avant d’être exportées. C’est un bel hommage. »
Michael Fankhauser et Curdin Janett visent également le secteur de l’hôtellerie et de la gastronomie, notamment à l’étranger. «Nous savons toutefois que c’est un marché de niche, qui le restera.» Dès l’année prochaine, ils déménageront leurs trésors dans une cave traditionnelle plus grande, à Sumiswald (BE), où ils installeront aussi un coin de dégustation, afin d’accueillir les clients et de partager la culture fromagère suisse. «Nous ne nous considérons pas seulement comme des commerçants, mais comme des créateurs.»
+ D’INFOS www.fromagemauerhofer.ch
Lila Erard